Dans une nuit épaisse, où les lumières d’une ville d’Europe, malgré la puissance des néons et leur quantité, ne parviennent pas à donner ne serait-ce qu’un peu de lumière de l’autre côté, loin de l’Europe - trop de déserts de villes brûlantes de mers et d’océans entre ce côté-ci et l’autre côté - là-bas, où un transistor grésille près d’une femme seule, qui chante comme on lance à la mer une balise de détresse, elle chante et dans la nuit c’est la voix de son mari qu’elle espère pour escorter son chant.
Pour Ibrahima Diallo
A la mémoire de Marie N’Diaye Diallo
ROKHAYA.
Ibou
Le transistor, ça grésille
Des zouks love formidables
Mais ta voix qui berce
Où est-elle ?
Je veux l’attraper comme j’attrapais les petits poissons argent
Avec les doigts en crochets de fer
Comme tu montrais, j’écoutais bien bien bien la méthode d’attraper les poissons argent
Et ça rapportait
Des quantités
A ta manière c’était la mienne
IBOU.
Tu n’aimerais pas les squares
Tu t’en ficherais des squares
Je reste assis à regarder la hyène manger les étoiles d’ici
Toutes les portes se referment
Et demain je rentrerai
Bredouille rekk
Avec mes mains seules et pas capables
Mes poches désertiques
Avec des immeubles et des supermarchés, des néons et le monde de ce côté-ci pour m’encombrer la tête
Mais je fermerai la porte à tout ce que j’ai vu. Porte de la Muette, je me tiendrai bien , Rokhaya ma femme. Je te tiendrai la main; Je serai fort alors attends. C’est demain que je rentre attends
J’espère. A temps
ROKHAYA.
Ibou
Je veux danser
Avec toi me faire tourner la tête en te tournant la tête à des degrés que scientifiquement c’est même pas possible de tourner autant
Viens danser rekk
Je vais quand même pas mourir sans que tu me racontes comment c’est l’Europe de l’autre côté
Je dois quand même te donner un enfant
Je dois quand même à petit son chemin en moi...
Ce superbe texte de Fabrice Melquiot m’a été confié par Patrice Douchet, du théâtre de la Tête Noire, grand chercheur d’auteurs, il y a maintenant plus d’un an.
C’est une langue qui ne m’est pas familière, tellement poétique ; c’est une situation théâtrale difficile, deux voix parallèles qui dialoguent sans se répondre vraiment. Deux personnages, deux âmes, deux étoiles…
Et puis il y a plus qu’en filigrane cette Afrique que je ne connais pas, ces sonorités inconnues, ce temps immense et tellement différent du mien.
Comment rendre compte de cette métaphore de la femme noire malade qui meurt seule en respectant la légèreté du texte ?
Comment ne pas s’appesantir dans un pathos qui ne dise que la douleur de la situation ?
Comment faire de ces deux voix deux personnages qui vivent ensemble sur le même plateau ?
Voilà sans doute les enjeux principaux du passage à la scène de ce texte, rester dans le théâtre, au théâtre.
Je sais que je peux compter sur la musique et les sons de Patrick Najean, je sais aussi que Marème et Younouss sont des comédiens généreux, intelligents, et qu’ils ont, eux, l’Afrique chevillée au corps et à la voix. Je sais aussi que Charles Rios et Andrea Abbatangelo sont des magiciens si ce n’est des sorciers et que chaque fois que nous travaillons ensemble, ils arrivent à dégager ce supplément d’âme, de poésie incarnée qu’il me paraît évident que nous devons chercher et trouver tous ensemble dans ces étoiles. Et pas seulement parce que l’Afrique est le berceau de l’humanité, le berceau de l’âme humaine avec tout le mystère que cela implique, mais aussi parce que le rêve et la poésie sont souvent les meilleures réponses aux situations qui paraissent les plus terribles.
Michel Belletante