Iphigénie était la pièce préférée des contemporains de Racine.
Et pourtant aujourd’hui, qui l’a vue sur une scène de théâtre ? Je crois même que depuis la création de la Maison de Culture de Grenoble, elle n’a jamais été jouée dans cette agglomération…
C’est un de ces paradoxes qui nous ont poussé à renouveler le projet de l’Amphithéâtre.
Il est vrai qu’aujourd’hui, des hommes fous de guerre avec toute une armée sur les dents qui n’attendent qu’un signe pour mettre au nom de l’honneur un pays à feu et à sang, cela n’existe plus…. Pas plus que de vieux généraux capables d’envoyer au sacrifice une poignée de jeunes gens dépenaillés pour la seule gloire des marchands de canons et de pétrole.
Et des femmes qui tentent par tous les moyens d’éviter la mort de leurs enfants face à leurs tout puissants époux, il y a longtemps qu’il n’y en a plus....
Quant aux amoureux piétinés par les bottes des solldats… personne n’en connaît nulle part ?
Iphigénie est une tragédie sauvage, une folle histoire de pères. Contrairement à la majorité des tragédies écrites l’amour n’y est pas le moteur essentiel et l’intrigue ne se déroule pas dans l’anti-chambre d’un palais mais dans un port militaire. Les bruits des épées côtoient le bruit des voiles des navires, qui attendent le départ au combat. Armée enlisée dans toutes les
contradictions du monde et qui n’espère qu’un signe miraculeux pour partir à la mort.
Mer, port, vaisseaux, armes et projets de conquête dessinent le décor tragique.
Ce lieu indéfinissable est à l’image de l’hésitation et de l’incertitude qui traversent toute la pièce : Iphigénie sera-t-elle sauvée ou mourra-t-elle ?
SACRIFICE ! Mot aux résonances barbares, hérissé de piques et de victimes qui sonne ici à nos oreilles, comme le sombre tambour d'une Antiquité effacée. Pourtant aujourd'hui cette tragédie questionne peut-être encore plus nos coeurs que notre raison.
IPHIGENIE ? Visage un peu oublié, jeté un peu vite dans la malle usée de nos mémoires avec les manuels de latin ou de grec ancien, sans penser un instant que cela surgissait d’un passé d’unesi cruelle actualité.
Peut-être une belle image trop pieuse pour enfants trop sages ? Le sacrifice d'Iphigénie nous paraît un peu trop austère ou démodé, et peut-on raisonnablement s'intéresser aujourd'hui à une pièce qui raconte comment une pauvre jeune fille risque d'être égorgée afin d'apaiser les dieux et par quel miracle cette mort cruelle peut délier le mauvais sort qui retient des bateauxensablés dans le port ?
Et pourtant, jamais Racine n'a été aussi proche de la question qui risque de mettre le feu à nos consciences anesthésiées. Car cette tragédie touche au royaume de nos désirs de gosse. Au fond de nous-mêmes n'avons-nous pas été, ne serait-ce qu'un moment de notre vie, semblables à cette Iphigénie et à sa soeur obscure Ériphile qui l'une et l'autre refusent un monde d'où l'amour serait exclu, pendant qu’au milieu, les adultes s'arrangent maladroitement de mauvais compromis…
Et puis… il y a la langue de Racine, cette langue accessible à tous, qui nous plonge dans la partie la plus obscure de l’âme humaine où règnent les passions et les vengeances. Racine est un merveilleux guérisseur. Par son sens du rythme et des mots, il redonne à l’être humain sa grandeur et sa vérité face à la réalité mortifère de l’action des hommes qui nous détruit, nous instrumentalise et nous réduit à néant. Iphigénie ou l’enfance sacrifiée…
Peut-être que, dans un monde où la paix est de nouveau menacée et où le mot de victime reprend malheureusement tout son sens, Iphigénie va-t-elle susciter de nouvelles curiosités…